« Il y a un milliard d’années, la première molécule un peu vivante salissait un monde jusque-là bien tenu. Il y a un million d’années, un neutron perdu, errant par les espaces infinis, frappait le fœtus d’une guenon juste là où il fallait pour qu’il perdît sa queue et sa joyeuse humeur et commençât à calculer sa retraite des cadres. Depuis, les Hommes ont grouillé dans cette vallée de larmes. Ils ont inventé le feu, la roue, le klaxon à quatre notes, l’âme et le désodorisant pour les cabinets. Ils ont construit des civilisations tellement immortelles qu’ils ont failli désespérer de pouvoir inventer des bombes capables de les anéantir. […] Vraiment, ils se sont donné du mal[1]. »
Parfois, je me promène avec mon chat dans la rue (dans un panier, le chat, avec une petite porte en grillage pour qu’il puisse profiter du paysage), et les réactions des gens provoquent toujours en moi un certain nombre de réflexions. Parce que tout le monde, des petits enfants aux vieux messieurs en passant par les mères de famille et les jeunes à casquette, tout le monde a la même réaction : « Ohhhhh un petit chat, c’qu’il est mignon ! ». Bon, déjà, « petit », on voit que c’est pas vous qui portez le panier. 5,7 kg au dernier passage sur la balance, tout de même. Et mignon, oui, sans aucun doute. Enfin, aussi mignon qu’un porcelet. Ou qu’un agneau. Et il est plus que probable que si je me promenais avec un agneau à la place du chat (il faudrait un panier nettement plus grand, par contre), j’entendrais plus ou moins les mêmes exclamations, peut-être additionnées d’un peu de surprise.
Alors je m’interroge. Pourquoi est-ce que tous ces gens, tout prêts à couvrir mon chat (ou mon hypothétique agneau) de caresses affectueuses vont ensuite se taper un steak-frites ou des côtelettes pour le déjeuner ? Pourquoi est-ce que moi qui me pose ces questions, j’ai mangé de la viande, certes pas beaucoup mais quand même, pendant des années ? Pourquoi est-ce que « le plus grand des carnivores » (merci Charral) s’attendrit face aux animaux qu’il croise au lieu de leur sauter à la gorge et de plonger ses canines dans leurs entrailles fumantes ?
A la base, on est bien d’accord, l’homme est un grand singe qui perd ses poils et mange des tas de fruits, plus peut-être à l’occasion des œufs ou des petites bestioles qui lui tombent sous la patte. Parce que pardon, hein, mais on est pas exactement équipés pour rattraper à la course et tuer à mains nues un animal, à part peut-être une tortue ou un paresseux.
Oui, mais, on a ces fameux pouces opposables qui nous permettent de tenir, en autres, une lance ou un fusil de chasse, et ce fameux cerveau qui nous fait faire des trucs pas franchement naturels. Et qui a dû, à un moment ou à un autre, nous faire penser que ça serait sympa de passer du statut de proie au statut de prédateur. Parce que au départ, c’est clair qu’on devait plutôt être mangé que manger, vu qu’on ne fait pas vraiment le poids face à un tigre aux dents de sabre ou à n’importe quel autre truc pas gentil qui trainait dehors à l’époque. Bon, d’une certaine façon, c’est compréhensible, vouloir arrêter de se faire croquer, aller contre l’ordre naturel des choses. Parce que le nœud du problème est probablement là. Après ça, on a pas arrêté, globalement, d’y mettre le bazar, dans l’ordre naturel des choses.
Avec notre petit cerveau dont on n’utilise qu’une petite partie mais qui est tout de même plus gros proportionnellement que celui des autres, on a quelque part décidé d’arrêter de subir. J’imagine que le désir de domination est quelque chose d’assez naturel. Dominer ou être dominé, pas moyen d’en sortir. On s’est donc retrouvé avec un être qui avait les caractéristiques physiques d’une proie (pas de griffes, pas de grandes dents pointues, pas de muscles puissants pour courir vite ou bondir, pas de vue, d’ouïe ou d’odorat très efficaces, un système digestif adapté aux végétaux) et des idées de prédateur. Mais a priori, pas que, sinon l’homme n’aurait pas inventé l’animal de compagnie.
Aussi, on a eu des envies d’expansion et de sortir de notre berceau originel, où il faisait toujours chaud et où il y avait donc toujours des fruits à manger dans les arbres. Notre environnement naturel, quoi, celui pour lequel nous étions faits, où nous n’avions pas froid et donc pas besoin d’aller piquer la fourrure d’un autre animal pour nous la mettre sur le dos. Mais on est partis ailleurs, là où il fait froid, là où il n’y pas de fruits dans les arbres l’hiver, et la chasse nous a permis de survivre là où nous n’aurions pas dû.
Et puis quelqu’un, à un moment, a eu l’idée d’attraper et d’apprivoiser un animal (un gentil, hein, il a pas tenté avec le tigre aux dents de sabre, pas fou). Puis il lui a fait faire des petits, il les a nourris, il les a tués et les a mangés. L’élevage était né. C’est clair que c’était carrément plus facile que de se fatiguer à courir pendant des heures après un mammouth. En plus c’était magique, au contact de l’homme et en captivité, les animaux se transformaient et devenaient plus adaptés à ses besoins. Et encore, ça, c’était avant qu’il mette la main sur des éprouvettes et commence à fabriquer des poulets avec des muscles de la poitrine tellement surdéveloppés (vous reprendrez bien un peu de blanc ?) qu’ils ne tiennent plus debout sur leurs pattes.
Il y a eu le chien, qui est devenu son meilleur pote, bien que descendant du loup avec qui par contre il n’était pas du tout, mais alors du tout copain (curieux, vraiment, quand on y pense), probablement parce que ça arrangeait tout le monde, l’homme parce que le loup, le chien pardon, le protégeait d’autres animaux avec qui il n’était pas copain, et le chien parce que l’homme lui filait les os à ronger une fois qu’il avait terminé ses côtelettes.
Il y a eu le chat, qui mangeait les souris qui mangeaient le blé des hommes et qui venait leur réchauffer les genoux le soir devant l’écran de télévision en pierre taillée. Plus tard, on a aussi eu chez soi des petites bêtes à fourrure pour amuser les enfants, gentilles mais qu’il fallait garder en cage pour éviter qu’elles fassent des choses qui déplaisaient à l’homme, comme boulotter les fils de son iMac. Des fantaisistes ont inventé les NAC, les Nouveaux Animaux de Compagnie, et on a vu arriver des boas constrictors et des cochons d’appartement. Et puis il y avait encore les animaux qu’on avait ni domestiqués ni apprivoisés, la faune sauvage, au sein de laquelle les chasseurs se chargent de faire régner l’ordre et la discipline.
On est donc arrivé à nos trois catégories animales, toutes trois dominées par l’homme. Les animaux d’élevage, pour le nourrir et le vêtir, les animaux sauvages, pour faire rire les enfants au zoo ou pour faire joli dans les bois et tirer dessus le dimanche, et les animaux de compagnie, pour lui remonter le moral lorsqu’il se sent seul.
En résumé, l’homme a tout fait comme ça l’arrangeait, et sans se soucier du reste, ce qui admettons-le est bien normal, l’égoïsme devant être nettement plus efficace question survie que l’altruisme. D’autant qu’il n’y a plus grand monde pour lui mettre des bâtons dans les roues, vu qu’il a dégommé en série toutes les espèces qui risquaient encore de l’attendre au coin d’un bois pour lui sauter dessus. Du moins en Europe et en Amérique du Nord, et on est en train de faire à peu près pareil ailleurs.
Voilà donc comment on aboutit à cette étrangeté, cette espèce qui s’attendrit face à un petit félin rayé et moustachu, puis va ensuite se nourrir d’un autre animal sans aucune arrière-pensée. Un prédateur qui ne mange sa viande que cuite et assaisonnée, et se sent souvent défaillir à la vue du sang. Un prédateur qui évite de se salir les mains et fait faire le sale boulot à d'autres. Cachez ces abattoirs que je ne saurais voir, étouffez leurs cris de terreur, ça risquerait de me couper l'appétit. Les petits cochons dansent la ronde avec les agneaux sur les camions des bouchers, remplis de leurs carcasses sanguinolentes. Tout ça est vraiment d'une logique imparable. Qu'est-ce qu'un prédateur qui fait tout pour oublier que ce qui est dans son assiette a un jour eu des yeux, une voix, un cœur ?
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[1] Cavanna …Et le singe devint con : l’aurore de l’humanité. Ed. P. Belfond, 1984
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